Et dire que c'était mon métier...
Historiquement de gauche, elle a voté pour la première fois majoritairement à droite lors de la dernière présidentielle. Et, alors que 1 % seulement des profs avaient glissé un bulletin pour l’extrême droite en 2007, ils étaient 20 % au premier tour et 25 % au second en 2022, selon une enquête de Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS. Aux européennes de cette année, 16 % des «enseignants et professions scientifiques» et 23 % des professeurs des écoles prévoyaient de voter pour un parti dit de droite radicale (comprenant notamment le RN et Reconquête).
D’autres enseignants interrogés par Libération, en primaire, collège ou lycée, estiment au contraire que les opinions d’extrême droite ne s’expriment pas au grand jour entre collègues. «Je crois que c’est dans toutes les salles des profs de France : quand les gens sont de gauche, ça se sait, quand ils sont autre chose, c’est beaucoup plus discret», glisse Damien, professeur d’histoire-géographie dans un lycée de la banlieue bordelaise. Depuis le séisme politique du 9 juin, il s’étonne d’ailleurs de n’avoir pas eu beaucoup de discussions avec ses collègues sur le sujet. «Il y a déjà eu 2022. Les gens sont résignés», analyse-t-il.
Un épisode l’a particulièrement marqué en début d’année scolaire : un contractuel venu pour un remplacement dans son lycée, «pas au courant des choses qui peuvent se dire et ne pas se dire en salle des profs», s’est ému d’avoir entendu parler arabe, croisé nombre de personnes non blanches et vu une voiture brûlée lors de son trajet, le tout «dans un amalgame absolu», raconte Damien. «C’était la première fois que j’entendais quelqu’un dire ça à voix haute. Ça a créé un mini-scandale.»
Mohaz, qui est d’origine algérienne, prend ce type de propos personnellement. Il y a quelques mois, un de ses collègues lui a tranquillement expliqué à la machine à café qu’il avait quitté son précédent lycée «parce qu’il en avait marre du multiculturalisme et il était déçu d’en retrouver» dans son nouvel établissement. «J’étais tellement sidéré que je n’ai rien dit. Ça m’a totalement flingué, je me suis pris un uppercut en pleine tête, relate l’enseignant. Il tient des propos très limite vis-à-vis de certains élèves d’origine immigrée qui n’ont pas plus de problèmes de comportement que d’autres. Avant, l’école était préservée de tout ça mais depuis deux ans environ, je trouve que de plus en plus de profs ne respectent pas les valeurs républicaines.»
Dans d’autres établissements scolaires, à l’inverse, la montée de l’extrême droite est collectivement vécue douloureusement – parfois à distance, dans des échanges de messages entre professeurs, car les cours sont terminés dans de nombreux lycées. «Le RN est à 40 % dans la commune dans laquelle notre lycée est implanté, ça ne nous semble pas cohérent avec la population qu’on a, en majorité des CSP + qui habitent dans des pavillons avec piscine», indique Florian.
Nombre d’enseignants interrogés par Libération ont peur de voir l’extrême droite accéder au pouvoir. Avant tout pour leurs élèves. «Ils seront les premiers sanctionnés dans leur vie quotidienne. Je pense aux violences policières, avec des policiers qui se prennent pour des cow-boys avec nos élèves noirs ou d’origine arabe. Si le RN devient majoritaire, ils vont se sentir libres d’aller au-delà de ce qu’ils font aujourd’hui et c’est insupportable d’imaginer ça, anticipe Hayat El Kaaouachi, prof d’histoire-géo à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). C’est très violent aussi pour nos élèves qui sont en pleine révision du bac, reçoivent leurs vœux Parcoursup et se projettent dans leur vie de se prendre dans la figure : “Le problème, c’est vous.”»
«On a pas mal d’élèves étrangers en situation irrégulière, donc notre première préoccupation, c’est eux. Si le RN gagne, on a peur qu’ils soient renvoyés dans leur pays, alors qu’ils vivent déjà dans des situations très difficiles», déplore Sophie, professeure documentaliste dans un collège normand classé en éducation prioritaire. «En classe, c’est ressorti, mes élèves ont demandé : “Est-ce qu’ils vont nous renvoyer dans les pays ?”, raconte pour sa part Marie-Mélanie Dumas, enseignante en CM1-CM2 à Limoges et cosecrétaire départementale de la FSU-Snuipp 87. On se demande ce qu’on va dire à nos élèves à la rentrée de septembre si on a face à nous un ministre de l’Education nationale, un Premier ministre d’extrême droite…»
Certains professeurs constatent par ailleurs un racisme décomplexé parmi leurs élèves. Au lendemain des élections européennes, «un élève de troisième prépa-professionnelle a dit : «Il y a trop d’Arabes en France, il faut les exclure», rapporte Mohaz, en Ille-et-Vilaine. Ses copains sont allés immédiatement lui serrer la main pour approuver ce qu’il venait de dire. Je ne comprends pas, on a abordé en cours le régime de Vichy, le massacre d’Oradour-sur-Glane, j’avais l’impression d’avoir réussi à leur faire comprendre des choses importantes et là ils ne voient pas le rapport avec ce qui se passe aujourd’hui, désespère-t-il. Certains m’ont dit «mais monsieur, vous c’est pas pareil, vous avez un travail, vous êtes prof».»
Sophia, professeure des écoles dans les Côtes-d’Armor, craint les conséquences d’une politique d’extrême droite sur l’éducation : «J’ai lu par curiosité le programme du RN pour l’éducation nationale, c’est tellement court que ça ne peut pas avoir été réfléchi, tacle-t-elle. On est vraiment sur une restriction des apprentissages, ciblés sur les maths, le français, l’histoire, et la fin du collège unique, avec une orientation dès la cinquième. Le lycée sera pour la bourgeoisie et les classes populaires iront en apprentissage très rapidement.» Dans leur école de l’Aisne, département qui a le plus voté Rassemblement national aux européennes, Julien et ses collègues ont «très, très peur pour les moyens alloués à l’éducation, qui ne sont déjà pas énormes mais vont encore baisser. On l’a déjà vu dans certaines communes, comme Villers-Cotterêts : ils ont baissé les budgets alloués aux écoles, au niveau des fournitures, des aides pour les sorties culturelles. On a peur que ça ait le même effet au niveau national».
Malgré l’ambiance, certains préfèrent voir le verre à moitié plein. «Je n’ai pas spécialement peur, je trouve la période fascinante, confie Damien, rivé aux infos depuis dix jours. J’espère que ce Nouveau Front populaire va l’emporter et je pense que tous les scénarios sont sur la table. Je crois en la force de la démocratie, ce n’est pas parce que le Rassemblement national gagne qu’on va basculer dans je ne sais quoi.» Dans les Côtes-d’Armor, Sophia et ses collègues refusent de baisser les bras : «Des messages tournent pour prendre des procurations, pour motiver tout le monde à aller voter.» Tant que les législatives anticipées ne sont pas passées, rien n’est encore perdu.
Et ce n’est pas fini...