In Options du 13 septembre 2024
Son nom fait rêver les amoureux de l’océan. Son sous-marin d’exploration tout jaune, le Nautile, émerveille tant les scientifiques que les enfants. Le dauphin de son logo achève l’opération séduction. Pourtant, derrière la vitrine, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer traverse une profonde crise.
« Le modèle de l’Ifremer explose ! Rendez-vous compte ! Un Epic en cessation de paiement ! » s’irrite le chercheur Franck JACQUELINE, secrétaire de la section Cgt de l’Ifremer au sein du Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique (Sntrs-Cgt). Depuis 1984, l’Ifremer est un pilier de la recherche océanographique française. Doté du statut d’établissement public industriel et commercial (Epic), à l’instar du Commissariat à l’énergie atomique, l’Ifremer dispose de deux filiales : Genavir, qui gère les navires de recherche, et Ifremer Investissement Innovation, chargée de la prise de participation dans des sociétés innovantes. L’institut emploie 1 400 personnes (2 000 en comptant les filiales) dont 800 scientifiques.
Cet été, alors qu’une flopée d’événements publics célébraient son 40e anniversaire, 1 500 scientifiques lançaient une bouteille à la mer : dans une tribune publiée par Le Monde, ils exhortaient le gouvernement à soutenir un établissement menacé d’essoufflement. Alors que l’Ifremer était abonné aux exercices bénéficiaires, il cumule les pertes depuis 2021, les bénéfices enregistrés en 2020 et 2022 ne s’expliquant que par la cession de parts dans la société Cls et dans l’ancien siège d’Issy-les-Moulineaux. En 2024, l’exercice se solderait, selon l’Afp, par 9,4 millions d’euros de pertes. Dans un document interne de décembre 2023, révélé par Le Canard enchaîné, on apprenait que « la poursuite dans cette voie placerait dès 2026 l’Ifremer en défaut de paiement ».
« Le vrai problème c’est le budget ! Nous sommes principalement financés par le ministère de la Recherche, mais les projets d’appui aux politiques publiques ne sont pas payés par les autres ministères à la hauteur de ce qu’ils coûtent », poursuit Franck JACQUELINE. En 2019, la Cour des comptes a constaté que le ministère de la Recherche – qui représente 90 % des subventions – couvrait bien plus que la dépense de recherche, finançant ainsi des missions de service public d’appui à l’État. Ce problème est revenu sur le tapis lors de la réunion du conseil d’administration de l’Ifremer, le 6 juin dernier, à la faveur de la présentation du rapport de gestion consolidé de l’exercice 2023. Celui-ci confirme les « sollicitations croissantes des pouvoirs publics » et souligne que la « réduction des financements publics a une incidence de premier plan sur l’équilibre financier global du groupe ».
Les enjeux environnementaux s’alourdissant, ces missions tendent justement à se développer. Un rapport de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (Igedd), non publié mais révélé par le journal Le Marin cet été, propose d’ailleurs de dynamiser la recherche océanographique.
Alors que la vente de biens et de services ne représentait, en 2023, que 5,7 % des recettes de l’Ifremer, on peut aussi s’étonner de ce statut d’Epic, alors que le conseil d’État estime que « l’Epic a vocation à prendre en charge une activité assimilable à celle d’une entreprise privée, donc à assurer une activité économique ». Une anomalie qui n’a pas échappé à l’ancien ministre des Comptes publics, Gérald DARMANIN, qui en 2019 préconisait une « réflexion sur son modèle économique ».
Les conséquences de cette situation pèsent sur les salariés. « En vingt-cinq ans, nous avons perdu 25 % de rémunération en euros constants, estime Franck JACQUELINE. Aujourd’hui, les jeunes chercheurs ont une thèse et au moins deux ans de postdoc et on les engage à 2 000 euros par mois ! En revanche, le recrutement hors cadre des directeurs a explosé ! » Attentif à cette situation, le comité social et économique a commandé une expertise sur les emplois hors grille.
Les salariés de l’Ifremer se sentent souvent l’objet de décisions politiques inopportunes, comme le déménagement du siège social vers Brest, annoncé par le Premier ministre en 2013 et effectif en 2019. Problème : seuls 15 des 71 salariés ont accepté la mutation. « C’est une énorme perte de savoir et de mémoire », regrette Franck JACQUELINE. Désormais, il est question de fusionner l’Ifremer et l’Institut polaire français, une perspective à laquelle s’opposent déjà 22 000 pétionnaires.
Idem avec le projet Polar Pod de l’aventurier Jean-Louis ÉTIENNE, une plateforme dérivante destinée à collecter des données scientifiques. Le Polar Pod est destiné à faire partie de la flotte de l’Ifremer, mais son opportunité scientifique et les 38 millions d’euros qu’il mobilise font tiquer aussi bien la Cgt que la Cour des comptes et le ministère du Budget.
« Il nous faut une direction qui ait le goût de l’océanographie, pas celui de la communication ! peste Franck Jacqueline. Il faut arrêter de cacher et de repousser les problèmes ; on a besoin de compétences scientifiques et économiques à la tête de l’Ifremer. » En effet, c’est souvent la révélation des problèmes qui déclenche une réaction, à l’image de la mise à pied de l’ancienne directrice de la communication, sans compter le dumping social à bord du Belgica. En mai, Le Canard enchaîné a révélé que le bâtiment belge, armé par l’Ifremer pour renforcer sa flotte, avait engagé des matelots lettons dont les contrats n’étaient pas en règle.
Si l’engagement de consacrer 33 millions d’euros pour prolonger la durée de vie du Nautile jusqu’en 2035 est encourageant, Franck Jacqueline n’en démord pas : « Le 40e anniversaire de l’Ifremer a un goût amer pour les salariés. »
Et ce n’est pas fini...