Je connais d'autres policiers républicains, mais merci à Bernard, Noam, Robert, Samir et Stéphane d'avoir témoigné sur franceinfo d'où j'extrais ces lignes.
"Tout le monde le sait, le voit et le subit" : des policiers racontent le racisme dans leurs rangs
Chez les forces de l'ordre, la prise de parole est rare. Mais, alors que les manifestations contre les violences policières et le racisme se multiplient, certains ont accepté de témoigner de leur expérience pendant leur carrière au sein de l'institution.
"Les propos racistes, c'est tout le temps. Tous les jours." Stéphane, la quarantaine, est policier municipal depuis vingt ans, dans une ville moyenne du Sud-Ouest. Avant d'exercer ce métier, il a été médiateur de rue, pendant trois ans et demi. Il est devenu policier "pour aider les gens". "Rapidement, je me suis rendu compte que c'était un milieu raciste." Alors il tente, à son "petit niveau", de "changer les mentalités de l'intérieur". "Pendant le confinement, on effectuait des contrôles d'attestation de déplacement dans les véhicules. Souvent, et naturellement, mes collègues excusaient les personnes blanches, les jeunes femmes, qui n'avaient pas leur attestation. Mais les personnes 'de couleur' étaient verbalisées", relate Stéphane. "Profondément gêné", il signale le problème à sa hiérarchie. "J'ai débriefé avec mes collègues. Ils n'arrivent même pas à l'expliquer, pour eux, c'est naturel."
La police est-elle raciste ? En 2019, vingt-deux enquêtes engagées contre des policiers pour des propos racistes ont été transmises à la justice, selon le ministre de l'Intérieur. Sur 150 000 policiers, "22 personnes c'est, finalement, très peu, mais ce sont 22 personnes qui tachent l'uniforme de la République", estime Christophe Castaner, qui parle de "brebis galeuses".
C'est aussi la position de certains policiers et syndicats, qui ont manifesté leur mécontentement, vendredi 12 juin, dans plusieurs villes de France. Ils sont appuyés par le directeur général de l'institution : interrogé dans Le Parisien sur des insultes racistes proférées par des policiers, Frédéric Veaux parle de "dérapages". Néanmoins, ceux qui ont accepté de témoigner pour franceinfo, sous couvert d'anonymat, décrivent un racisme ancré et diffus. Stéphane déplore "une majorité silencieuse" qui ne réagit pas, et il n'hésite pas à se dire en "croisade" contre certains de ses collègues. "Je lutte en m'opposant et en débattant avec eux."
Les remarques racistes, Robert affirme les avoir entendues dès le début de sa carrière, dans les années 1990. Agé de 48 ans, ce policier est en détachement dans d'autres administrations depuis 2000, après avoir exercé en uniforme. "Je me souviens d'un collègue pendant des contrôles de véhicules. Il était proche de la retraite, moi tout jeune. Il voit passer deux Maghrébins. Il me dit, devant tout le monde : 'arrête-moi les deux fellagas, les deux fellouzes.' Ça m'a marqué", se remémore Robert.
Il y a aussi ce collègue d'origine vietnamienne qui vient de postuler. "Mon chef, avec lequel il devait passer un entretien, avait écrit sur son calendrier : 'Rendez-vous à 14 heures avec le Viet'. Ce n'est pas anodin", dénonce le fonctionnaire, qui cite encore l'exemple d'"un collègue qui gueule 'Algérie française' dans un restaurant du sud de la France". Des mots qui font écho à cette phrase raciste, "Un bicot comme ça, ça nage pas", prononcée par un policier fin avril, à L'Ile-Saint-Denis, pour désigner l'homme qu'il tentait d'interpeller.
"Toutes ces expressions sont utilisées pour disqualifier 'l'autre'. Ce sont des héritages de la langue coloniale pour signifier aux indigènes qu'ils n'étaient pas des Français", analyse Olivier Le Cour Grandmaison, politologue spécialiste de l'histoire coloniale.
"Police et armée ont joué un rôle essentiel dans les guerres coloniales. Ces institutions en sont fortement marquées, ce qui permet de comprendre les mécanismes de transmission. Ce sont des corps d'Etat qui ont très bonne mémoire", ajoute l'universitaire. Selon lui, contrôler systématiquement une partie de la population participe du même phénomène.
Des contrôles au faciès mis en évidence par plusieurs études ces dix dernières années suscitent toujours des débats. "La base des violences de la police en fonction de l'origine ethnique et du bas statut social des personnes touchées est le fait le plus constant depuis cinquante ans", constate pourtant Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur de De la police en démocratie (Grasset). Récemment, le Défenseur des droits a dénoncé une "discrimination systémique" visant de jeunes habitants du 12e arrondissement de Paris noirs et arabes, ou perçus comme tels, entre 2013 et 2015. Dans son rapport, daté du 12 mai, Jacques Toubon constate un "harcèlement discriminatoire" de la part de policiers, prenant la forme de contrôles abusifs et répétés, d'insultes et de violences.
Samir, policier en région parisienne, constate ce racisme ambiant quotidien depuis dix ans. "J'ai vu des usages illégitimes de la force dans certaines cellules de gardés à vue. Quand je reprenais mon service en fin de nuit, des personnes africaines ou arabes avaient de multiples fractures, des ecchymoses, alors qu'elles étaient en bonne santé la veille au soir", décrit-il. "En patrouille, d'anciens collègues, qui sont toujours dans le même commissariat que moi, se sont réjouis de la tuerie de Christchurch, trouvant légitime la motivation du terroriste. Lors de contrôles, ils traitent certaines personnes de 'sales races', de 'bâtards', de 'rats'. Ils le font quand ils sont en surnombre ou que la personne est isolée et ne peut se défendre", poursuit le jeune homme de 30 ans.
D'origine maghrébine, il raconte avoir été lui-même la cible de propos racistes : "Certains collègues ont dit que je n'avais rien à faire dans la police en tant qu'Arabe de banlieue. Mais jamais en face, car ils n'assument pas."
Robert, lui, se souvient de remarques antisémites. "Un jour, je pars en mission avec un collègue. A peine passé le périph', il me dit : 'Tu vas pas nous mettre 'Nostaljuif'. C'était assez glaçant. Vous savez que vous allez travailler avec lui, qu'il faudra mener la mission à bien. Alors une discussion s'engage. Mais elle est stérile. C'est juste un marquage de territoire, histoire de dire : 'ne dis pas ça, pas avec moi'", rapporte-t-il.
Dans l'ancienne équipe de Samir, le mur du bureau était "placardé de photos de politiques d'extrême droite". Souvenir similaire pour Stéphane. "Quand je suis arrivé dans mon premier commissariat, j'ai vu des autocollants du GUD collés sur les casiers. J'ai été choqué que cela soit aussi ostensiblement affiché." Le policier interpelle alors la gradée présente, qui, "très gênée", esquive le sujet avec un "Oh ça ? C'est rien !"
Elle s'en foutait complètement des opinions politiques extrémistes des policiers du commissariat, du moment qu'ils ne faisaient pas de bavure.
"Chacun a droit à la liberté d'opinion", rappelle Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l'université de Tours et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). "Néanmoins, quand bien même le policier est raciste, sa pratique ne devrait pas l'être. Mais les mécanismes pour l'empêcher ne fonctionnent pas", observe-t-il.
"La police est faite d'individus multiples", souligne Noam Anouar, policier et secrétaire général du syndicat Vigi, minoritaire et proche de la CGT. "Mais il s'y dessine une tendance idéologique d'extrême droite de façon incontestable ces dernières années, chez la masse des gardiens de la paix, mais également dans la haute hiérarchie." Pour lui, l'institution "se doit, plus que les autres, d'être neutre et exemplaire, ce qui n'est vraisemblablement pas le cas au regard de la nature des contrôles exercés". "Dans le ciblage et dans la façon qu'on a de regarder nos concitoyens, parfois, on peut effectivement avoir une vision discriminante de ce qui pourrait être le profil type d'un délinquant."
A écouter nos interlocuteurs, la pression du groupe semble déterminante. Aujourd'hui, elle s'exerce aussi via les réseaux sociaux et les messageries instantanées, comme l'illustrent deux affaires récentes.
Robert applique une "stratégie de l'évitement, avec des choix de carrière différents. Rester fidèle à ses principes, c'est compliqué ! Cela implique de se couper de gens, de se justifier." Face au groupe, l'électron libre ne fait pas le poids. "Un de mes collègues a été évincé au bout de six mois parce qu'il ne tolérait pas les pratiques de la BAC. Contrôles d'identité musclés, propos racistes, coups portés sur les Noirs et les Arabes… Il a voulu en parler à sa hiérarchie, il a été écarté d'office, regrette Bernard, policier depuis quinze ans en région parisienne. Et cet écart s'accompagne souvent de harcèlement."
Comment briser la loi du silence ? "Parler, c'est mal vu, on est traité de balance, voire menacé, ou exclu, dénonce Bernard. Cette omerta organisée étouffe les problèmes." Robert non plus n'a jamais rien dit à sa hiérarchie. "Aller voir un chef ? C'est parole contre parole", lâche-t-il. Et quand certains s'y risquent, c'est au péril de leur carrière. Samir en a fait l'amère expérience. Après avoir alerté ses supérieurs, il a été sanctionné administrativement. "C'est marqué dans mon dossier. On ne se dénonce pas entre flics. La hiérarchie ne veut pas de bruit."
Un silence qu'il faut préserver coûte que coûte, quitte à s'enfermer dans un "déni", celui notamment de l'existence des contrôles au faciès dénoncés par Noam Anouar, du syndicat Vigi.
La police fonctionne avec l'idée qu'elle peut laver son linge sale en famille. C'est une particularité française : régler les problèmes en niant qu'ils existent, dit Olivier Cahn, professeur de droit à franceinfo.
"Je suis en colère face au déni de nos dirigeants, s'insurge Bernard. C'est honteux de dire que le racisme n'existe pas dans la police, alors que tout le monde le sait, le voit et le subit. Les citoyens comme les policiers." L'argument "de défense" qui consiste à "dire qu'il y a des policiers d'origine maghrébine ou africaine dans la police" n'est, selon lui, "pas non plus acceptable". "Il faut rétablir le dialogue avec les populations et que le gouvernement applique ce qu'il dit en sanctionnant les fonctionnaires racistes", résume Samir. Lui, comme les autres, ne compte pas baisser les bras. "Tout arrêter, c'est donner raison à ces gens-là", juge l'officier, qui concède y avoir pensé. "J'ai décidé de rester pour continuer à être sur leur chemin, et je ne laisserai rien passer."
Et ce n'est pas fini...