Fanny Marlié in Alternatives économiques du 25 août 2022 (extraits)
En 2022, mourir au travail n’est pas rare. Deux travailleurs français meurent chaque jour, soit quatorze par semaine, et plus de 700 par an – 790 en 2019, si l’on se fie aux décomptes de la Sécurité sociale concernant le régime général (733 décès) et le régime agricole (57). Des chiffres incomplets, puisqu’ils n’incluent pas la fonction publique ni les indépendants, en particulier les micro-entrepreneurs.
Dans son ouvrage Accidents du travail, des morts et des blessés invisibles (Bayard, 2021), la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, enseignante- chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique (Ehesp), questionne les causes structurelles de cette invisibilité. Au-delà des chiffres, elle y interroge l’intensification du travail (stress, fatigue, sous-effectifs, délais courts) et son organisation souvent informelle (sous-traitance), aboutissant parfois à l’irréparable. Face au déni, elle tient à rappeler ce qui devrait tenir de l’évidence : « Les accidents du travail sont dus au travail. »
« Le terme “accident” renvoie à la notion de hasard. Quand on dit d’un événement qu’il est accidentel, c’est qu’il est, par principe, de nature imprévisible, nous détaille-t-elle. En réalité, il y a une vraie régularité du risque de se blesser et de mourir au travail selon les secteurs d’activité. »
Les résultats de l’enquête réalisée par la Dares, le service statistique du ministère du Travail, et publiée en août 2021 le prouvent : le nombre et la fréquence des accidents graves du travail sont les plus élevés dans l’intérim, la construction, le médico-social, l’agriculture, la sylviculture ou encore la pêche. La finance, l’informatique ou le raffinage font, à l’inverse, partie des secteurs les moins à risque.
Cette stratification sociale explique en partie l’absence de mobilisation sur le sujet selon Véronique Daubas-Letourneux : « L’invisibilisation de ces décès dans le débat public s’explique par l’invisibilisation au sein de la société de ces métiers pourtant essentiels, qu’il s’agisse d’ouvriers ou de femmes travaillant dans le secteur du soin et de l’aide à la personne, particulièrement touchés par les accidents du travail. Ce sont également des métiers où la syndicalisation est difficile, voire, dans certains cas, risquée. »
Pour tenter d’alerter l’opinion, le 28 avril, Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail, un groupe intersyndical et associatif a organisé une journée d’action intitulée « Halte à l’impunité patronale ». Dans un communiqué de presse, il décrivait « une hécatombe » qui « décime le monde du travail », résultat selon lui de « pratiques patronales et gouvernementales concertées ».
A travers un dossier minutieux, il détaillait l’ampleur du phénomène et dénonçait l’absence de données complètes, les chiffres qui stagnent depuis 2010 et la sous-déclaration des accidents du travail. Se dessine un système favorable à l’impunité des employeurs : développement de la sous-traitance, de l’intérim, baisse du nombre d’inspecteurs, médecine du travail dépendante des donneurs d’ordre, etc. Sans oublier que beaucoup de morts échappent encore au compteur.
Dans le système des accidents du travail, les décès représentent la partie émergée de l’iceberg. S’y attaquer suppose déjà de commencer par déclarer tous les accidents liés au travail. Or, beaucoup d’entre eux (48%) ne le sont tout simplement pas.
Selon Jérôme Vivenza, membre de la direction confédérale de la CGT, la pression à la sous-déclaration de la part des entreprises semble s’intensifier depuis quelques années. « Ce phénomène de sous-déclaration est une injustice pour les salariés concernés, qui sont privés d’accès à une réparation financière, et il freine le développement de la prévention », pointe le syndicaliste.
Comparée aux autres pays européens, la France fait figure de mauvais élève et arrive tristement à la première place en matière de nombre d’accidents mortels au travail : 3,5 accidents reconnus pour 100 000 salariés, contre 1,7 en moyenne. Les mondes du travail allemands, suédois et néerlandais sont environ trois fois moins meurtriers. Si la France devance même les pays de l’Est (Bulgarie, Lituanie, Roumanie) et la Grèce, cette réalité est néanmoins à nuancer. « Ces données s’expliquent notamment par des procédures défaillantes de reconnaissance et de réparation des accidents du travail dans ces pays-là, souligne Jérôme Vivenza.
La France est le seul pays européen où les courbes continuent de grimper (+1%).
Les patrons français se soucient un peu moins de la sécurité de leurs salariés que leurs voisins européens. Selon l’enquête Esener menée par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, ils n’étaient que 55 % en 2019 à réaliser régulièrement l’évaluation annuelle des risques professionnels – pourtant obligatoire depuis une directive européenne datant de 1989. Ce taux est de 75 % en moyenne au sein de l’Union européenne.
A la mi-mars 2022, le gouvernement s’est saisi de cette question en publiant un plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels (ATGM) inclus dans le plan santé au travail 2022-2025. Au programme : davantage de prévention (actions de sensibilisation et de formation, informations sur les aides à la prévention, meilleur suivi des travailleurs intérimaires, etc.), mais pas de rallonge budgétaire spécifique. En 2022, le projet de loi de finances prévoit de consacrer un peu plus de 24 millions d’euros à la santé et la sécurité au travail.
« L’organisation du travail n’y est pas du tout interrogée, regrette Louis-Marie Barnier, docteur en sociologie, chercheur associé au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest) et syndicaliste à la CGT. On reste sur une approche encore trop individuelle des accidents du travail. »
Pour le groupe intersyndical et associatif organisateur de « Halte à l’impunité patronale », « la démolition des contre-pouvoirs des salariés sur leurs conditions de travail » explique, en partie, les chiffres des accidents du travail en France. Parmi la baisse de ces « contre-pouvoirs », Jérôme Vivenza cite pêle-mêle : la suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par les ordonnances Macron de septembre 2017, le manque d’inspecteurs du travail (1 796 pour 20 millions de salariés) ou encore la dépendance du médecin du travail vis-à-vis du chef d’entreprise (dans les entreprises d’au moins 2 200 salariés, le médecin du travail est salarié de l’entreprise).
Affichée comme une simplification des instances dédiées au dialogue social, la suppression des CHSCT a dilué les questions de santé dans une instance unique, le comité social et économique (CSE). Pour les remplacer, la législation a prévu la création de commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), obligatoires uniquement dans les entreprises d’au moins 300 salariés, ainsi que dans celles qui sont exposées à des risques graves. Au total, selon France Stratégie, 28 % des salariés, travaillant souvent dans une PME, ne sont plus couverts par une instance dédiée aux questions de sécurité et conditions de travail.
Récemment, la Confédération européenne des syndicats (CES) a dressé un constat terrifiant : au rythme actuel, l’horizon zéro mort en Europe ne serait pas atteint avant 2055. Encore faudrait-il que les pays se fixent un objectif en la matière. Pour Véronique Daubas-Letourneux, « Il est urgent de faire des morts au travail un sujet politique », conclut-elle.
Et ce n'est pas fini...