Depuis le brexit, le Royaume uni n’est plus contraint à la « concurrence libre et non faussée », donc marche arrière et retour vers des services publics.
In La Croix du 11 septembre 2024
Depuis leur retour au Parlement lundi 2 septembre après les congés d’été, les députés britanniques élus le 4 juillet dernier ne sont pas restés les bras croisés. Dès le lendemain de leur rentrée, ils ont débattu du projet de loi sur la propriété publique du transport ferroviaire de voyageurs, après sa publication fin juillet. Et jeudi 5, ils ont étudié le projet de loi Great British Energy, qui prévoit la création d’un acteur public dans le secteur de la création et de la distribution d’énergie renouvelable.
Le jour même, le gouvernement leur a présenté son projet de loi sur les mesures spéciales sur l’eau, visant à renforcer les possibilités d’actions contre les fournisseurs d’eau qui ne remplissent pas leurs obligations. Enfin, lundi 9 septembre, il a prévenu les députés de l’imminence d’un projet de loi pour favoriser la création de lignes de bus publiques. Un point commun à cette profusion législative : l’implication de l’État dans des secteurs privatisés lors de la révolution libérale des années 1980 et 1990.
Qu’en est-il concrètement ? Malgré le langage utilisé par le nouveau premier ministre travailliste, Keir STARMER, et sa responsable de l’économie et des finances, Rachel REEVES, mais aussi par les médias, le projet de loi sur le transport ferroviaire de voyageurs n’entraînera pas la nationalisation des exploitants privés des lignes et de leur matériel roulant. Le texte indique qu’il « permettra (…) à une entreprise du secteur public d’assurer l’exploitation des trains à l’expiration des contrats de concession existants ». Concrètement, les concessions ne seront pas renouvelées à leur expiration, et les lignes seront au fur et à mesure gérées par une future entité publique, Great British Railways. Le gouvernement anticipe que toutes les concessions privées auront expiré d’ici à octobre 2027.
La gestion publique des lignes voyageurs est soutenue par 76 % des Britanniques, selon un sondage YouGov, en raison de la mauvaise qualité de la plupart des services et de leur coût parfois exorbitant (par exemple, 220 € pour le trajet de 2 heures entre Londres et Manchester en heure de pointe). La gestion du réseau d’infrastructures avait déjà été renationalisée dès 2002, soit huit ans après sa privatisation, suite à deux accidents majeurs significatifs dus au manque d’investissement. Le gouvernement se réjouit également de la création de Great British Energy, destinée à améliorer le quotidien des Britanniques, qui avaient subi en avril 2023 une multiplication par trois (+ 220 %) du prix de l’électricité et plus de quatre (+ 340 %) de celui du gaz en l’espace d’un an.
Pourtant, le projet de loi est étonnamment vide. Il vise à « faciliter, encourager et participer (…) à la production, à la distribution, au stockage et à la fourniture d’énergie propre ; à la réduction des émissions de gaz à effet de serre provenant de l’énergie produite à partir de combustibles fossiles ; à l’amélioration de l’efficacité énergétique ; aux mesures visant à garantir la sécurité de l’approvisionnement en énergie ».
Ces grands engagements ne sont accompagnés d’aucun élément concret. « Même si Great British Energy se révélait être plus qu’un véhicule d’investissement dans la production d’énergie renouvelable et devenait un fournisseur d’énergie, son budget de 8,3 milliards de livres (9,9 milliards d’euros) sur cinq ans ferait de lui un minuscule acteur du secteur, prévient David EDGERTON, professeur d’histoire moderne à l’université King’s College London, spécialisé sur les industries. Ce mouvement est donc mineur. »
Il est à ses yeux incomparable avec « l’ampleur et l’ambition » de la nationalisation du secteur énergétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui concernait aussi bien « le charbon que ses principales industries dérivées, c’est-à-dire l’électricité, le gaz, les chemins de fer et l’acier. Il s’agissait surtout pour le gouvernement d’un mouvement de modernisation, largement soutenu par les syndicats. Il n’était alors pas question de faire confiance au secteur privé pour investir et moderniser ces industries ».
La dégradation du secteur de l’eau a marqué les esprits des Britanniques et explique le durcissement par le gouvernement des moyens de répression contre les entreprises. « Le gouvernement avait privatisé le secteur de l’eau pour que le privé contribue à son financement et à ses investissements et qu’il améliore son efficacité », explique Emanuele LOBINA, professeur spécialisé en politique économique de l’eau à l’Université de Greenwich. Et d’ajouter : « Il a pourtant donné la priorité à la solvabilité des entreprises au détriment de la protection des consommateurs. Si bien que les entreprises sont devenues très rentables, certaines ont même créé de la dette pour verser des dividendes à leurs actionnaires, et que la facture d’eau a vu sa part augmenter considérablement dans le budget des particuliers. »
Thames Water fait aujourd’hui figure d’exemple de cette dérive. Depuis sa création il y a trente-cinq ans, le premier distributeur d’eau du pays, qui dispose du monopole sur sa zone géographique, a créé 18 milliards d’euros de dettes, versé 8,5 milliards de dividendes à ses actionnaires, a sous-investi dans ses infrastructures et réclame aujourd’hui une hausse de 59 % de ses tarifs pour pouvoir poursuivre son activité. D’où la possibilité que le gouvernement renationalise l’entreprise, en absorbant notamment sa dette. « Une seule chose est claire : la renationalisation de l’intégralité du secteur de l’eau n’est pas à l’ordre du jour, assure Emanuele LOBINA. Le gouvernement ne nationalisera Thames Water qu’en dernière extrémité, pour éviter un effet domino. »
Enfin, le projet de loi sur les réseaux de bus ne sera rédigé qu’à l’issue d’une consultation. Néanmoins, le ministre délégué aux transports, Simon LIGHTWOOD, a indiqué lundi 9 septembre à la Chambre des communes que les municipalités seront autorisées à créer et gérer leur propre réseau de bus, ce qui n’était plus le cas depuis quarante ans. Le lancement de système de concession sera également facilité. L’objectif est notamment de permettre le développement de lignes dans les régions délaissées, notamment les campagnes et les zones côtières.
L’analyse de ces projets permet de voir que la direction travailliste n’est pas une promotrice idéologique de la nationalisation. Son approche est purement pragmatique, c’est-à-dire qu’elle n’envisage la reprise progressive par le secteur public d’activités gérées par des entités privées qu’en dernière extrémité.
« Ces très légères mesures en faveur de la nationalisation sont essentiellement d’ordre cosmétique, estime David EDGERTON. Ils jettent un os pour faire les gros titres et satisfaire son parti, tout en montrant clairement aux investisseurs privés qu’ils ne comptent pas sérieusement toucher à leurs intérêts. » L’historien n’est guère surpris : « La stratégie de croissance des travaillistes consiste à faire venir des investissements privés. La nationalisation n’est pas compatible avec ce plan. »
Et ce n’est pas fini...